vendredi 27 février 2009

La Constance des Planches

Vendredi vingt-sept février deux mille neuf. Dix heures cinq du matin. Le narrateur est pris dans la glace d'un rhume de saison. Ses sinus sont des canyons étroits où l'ambre fossile obstrue le passage d'un air qui se raréfie. Son nez, robinet de l'impossible, est parti depuis deux jours à la conquête des mouchoirs; ils s'emplissent peu à peu de sa semence, et retournent au monde extérieur, qu'ils peuplent des rumeurs de sa gloire liquéfiée. La gorge rougeoie, mais les forges de Vulcain sont apaisées par le flot constant d'eau de source dont le démiurge pris d'assaut alimente son gosier. Les bronches semblent vouloir se rebeller, les traîtresses. Le siège se poursuivra sans doute encore deux ou trois jours. Je ne me soignerai pas. Ce qui me tue me rend plus mort, mais je n'ai pas peur d'un simple rhume de saison.

J'ai désormais un bon mois de retard sur le flux narratif de mes aventures. Je vais résoudre la question en quelques paragraphes, pour revenir au flux présent. Je suis autobiographiste du quotidien, pas mémorialiste de ma petite enfance. Le vingt-neuf janvier dernier, j'ai quitté mon petit bled du sud-Jiangxi, pour gagner par bus Shenzhen, la mégalopole artificielle qui s'est venue greffer sur Hong-Kong, il y a trente ans, obéissant à la lettre au mot d'ordre de DENG Xiaoping, ce modernisateur. Shenzhen est une ville immense, même à l'échelle chinoise. Je ne connais pas les villes américaines, seules capables, à mon sens, de soutenir la comparaison.

Je suis arrivé vers huit heures du matin à la gare routière. Le Sultan et son épouse m'accompagnaient, sans le chien, resté couiner derrière sa porte close. Je ne le reverrai plus. Le bus devait partir vers huit heures trente du matin, donc, mais attendit dix heures, que tous les passagers soient montés à bord, pour prendre la route. J'avais, fort heureusement, un livre ouvert pour les moments d'arrêt. Quand le bus s'est mis à rouler, j'ai rangé mon livre, partageant mon attention entre la route et les films diffusés sur le système interne de vidéo.

Les films étaient de mauvaises comédies sentimentales d'action policière hong-kongaise des années quatre-vingt-dix. Au bout de quatre ou cinq, j'ai perdu le fil. La route défilait devant moi, j'étais au second rang du bus. Nous avons traversé le sud du Jiangxi, et la totalité du Guangdong du nord au sud. Dans ma tête, ça devait représenter dans les cinq ou six cents bornes, peut-être moins en réalité. Nous avons longé des montagnes, franchi des gorges, enjambé des gouffres béants. D'étranges cités étendaient sous la lune leurs formes post-humaines. Peut-être me suis-je endormi.

Pause déjeuner dans un restaurant du bord de route. Je n'ai rien pris, préférant par mon ascèse propitier les démons du voyage. Le jeûne m'a été profitable, je n'ai pas vomi. Vers treize heures, nous reprîmes notre lente reptation le long du paysage. Vers seize ou dix-sept heures, nous abordâmes les contreforts de la mégalopole. Tentaculaire. Le terminus se trouvait dans un quartier inconnu de nos services, aussi me résolus-je à louer les services d'un professionnel de la locomotion urbaine. Las de mon long voyage, je ne négociai pas le tarif exorbitant de dix euros, tout compris.

Mon phaéton s'enquit de ma destination, que je lui communiquai au moyen d'une vieille carte de visite d'hôtel datant de l'été dernier, où j'avais été contraint, face à la marée humaine regagnant son lieu de travail ou d'étude après la longue parenthèse des Jeux Olympiques, de patienter deux jours, attendant qu'une place se libère à bord d'un des trains en partance vers le nord. Le chauffeur, constatant que mon palace en béton armé se trouvait à une quarantaine de kilomètres de distance, roula cinq à dix minutes dans le coin avant de me confier à un collègue, partageant avec lui, cinquante-cinquante, la manne tombée du ciel. J'obtempérai.

Une heure plus tard, j'arrivai dans le quartier où j'avais déjà passé quarante-huit heures, au cœur de la fournaise aoûtienne. Il faisait nettement meilleur, entre douze degrés le soir et vingt-cinq au soleil au plus fort de la journée. Mon hôtel se trouvait dans l'ombre du Shangri-La, pendant local du Hilton et autres hôtels de luxe pour voyageurs prestigieux. Mon budget me destinait aux établissements de seconde, voire troizième zone, avec de l'humidité dans les chambres, des cafards dans les placards et des préservatifs usagés derrière le mobilier.

Mais à moins de quinze euros la nuit, une salle de bain personnelle où l'eau chauffait instantanément, des toilettes ne fuyant pas, un grand lit aux draps propres, une bouilloire et des sachets de thé offerts par la maison, une télévision que je n'allumai pas, et une absence de téléphone me prémunissant contre les sollicitations intempestives des proxénètes de pacotille du quartier, je n'avais pas à me plaindre. Ma chambre se situait, au lieu du vingt-septième étage panoramique d'août, au septième étage, face à l'ascenseur, m'exposant ainsi aux bruits des allées et venues, mais là encore, je ne me plaignis pas. J'avais cinq ou six jours à tuer, seul avec mes bouquins, une douzaine d'œufs durs et un kilo de cacahuètes fournies par la belle-mère du Sultan pour que je ne meure pas de faim en route, et je n'avais pas l'intention de gâcher la beauté de l'instant par des écarts d'humeur.

Je sombrai bien vite dans une routine dont je ne me départis guère. Il me restait cinq ou six romans de langue anglaise rescapés de la trentaine d'ouvrages embarqués en août dernier dans ma valise, et que j'avais été obligé de rationner pour tenir le coup durant les longues semaines de solitude dans mon logement de fonction. La lecture, c'est ma grande passion dans la vie, et m'être vu libérer par mon employeur cinq semaines plus tôt que prévu m'avait permis de reprendre la route avec une demi-douzaine de tomes vierges de tout contact oculaire. Pour pouvoir entasser dans ma valise du retour toutes les affaires d'hiver que j'avais omis de rapporter l'été dernier lors de mon passage en France, j'avais laissé sur place, aux bons soins du Sultan et de sa femme, une petite centaine de bouquins, dont une cinquantaine de livres chinois achetés, mais jamais lus en entier, au cours de mes deux semestres passés sur place. Mais je ne regrettais pas de m'être séparé de ces volumes, que j'avais tous lus, sauf les ouvrages en langue chinoise; les quatre ou cinq mille tomes de ma bibliothèque personnelle m'attendaient bien au froid, chez mes parents, en banlieue parisienne.

Ma routine, donc. Je sortais deux fois par jour, une fois vers midi, après avoir réglé ma chambre d'hôtel pour vingt-quatre heures de plus, pour me dégourdir les pattes dans la ville, avoir trop chaud, manger des nouilles et rentrer au bout d'une ou deux heures, faire la sieste et changer de T-shirt. Il faisait épouvantablement chaud dans les rues de la ville, au moins vingt-cinq degrés, voire davantage dans mes vêtements d'hiver, que je refusai de quitter. C'est à moi de décider du temps qu'il fait, pas au climat. La géographie me donnait tort, et un coup d'œil jeté sur n'importe quel planisphère m'aurait confirmé que je me trouvais juste au sud su Tropique du Cancer, à l'abri des frimas de mon lointain septentrion natal.

Je mangeais surtout des nouilles, que même en ville on peut trouver à moins d'un euro, agrémentées parfois de riz: diversifier son alimentation, c'est important. Je me souvenais d'un ou deux quartiers où j'avais pris mes habitudes à la saison chaude, et j'en retrouvai vite le chemin. Certaines boutiques avaient périclité, ou prospéré au point de déménager dans des locaux plus grands, mais je trouvai mon bonheur alimentaire. Je restai deux jours sur place, avant d'oser m'aventurer sur Hong-Kong, dont je n'étais pas sûr de pouvoir m'extraire une fois franchie la barrière douanière, car tels sont les mystères du visa, cette divinité aveugle régissant les déplacements des hommes, les lunaisons des femmes et les transports de marchandises à la surface du globe.

Ici s'arrête la présente chronique. La vie réelle vient de s'imiscer dans le flot de ma réminiscence, avec des conséquences positives dont je vous ferai part le moment venu. Pour le moment, je dois contacter une horde de prestataires énergétiques pour leur demander de m'alimenter en énergie, en échange de mes forces vives. Suite au prochain épisode, donc, voire au suivant, pour peu qu'on m'en laisse le temps.

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